Montage de photographies de presse dans lesquelles les visages de quatre femmes différentes se révèlent tendre vers l’identique.
Fig. 1 Elena Barolo. De 2002 à 2004, velinadu programme Striscia La notizia, Groupe Mediaset. Née en 1982, hauteur 170 cm ; mesures 86-62-90 ; yeux verts, cheveux blonds.
Fig. 2 Arianna David, Miss Italie 1993. Née en 1973.
Fig. 4 Costanza Caracciolo. A partir de septembre 2008, velinade Striscia La notizia. AvecMario Balotelli, footballeur. Née à Siracuse en 1990; hauteur 170 cm, mesures 84-64-88; yeux bleus, cheveux blonds.
Fig. 5 Ilary Blasi, ex letterinaet femme du footballeur de la Roma, Francesco Totti. Née en 1981, hauteur 172 cm ; mesures 90-60-90 ; taille (UE) 40 ; poids 55 kg ; pointure 38 (UE) ; yeux bleus ; cheveux blonds foncés. Elle participe au concours de Miss Italie en 1998. En 2001 elle devient très populaire dans la télévision italienne grâce à sa participation au programme Passaparolasur une chaîne Mediaset, en qualité de « letterina1 [1] ». Ce terme désigne les jeunes femmes du cast de l’émission Passaparola, jeu-quiz du soir de Canale 5 (groupe Mediaset), qui est diffusé de janvier 1999 à janvier 2006. Les letterineintroduisaient aux différents jeux et segments de l’émission en exécutant des ballets pendant de brefs intermèdesmusicaux, appelés « stacchetti ». Les letterineont le statut de figures liminaires, elles ont une fonction d’intermédiaires entre une temporalité et une autre. Dans l’édition 2002-2003 les letterineont commencé à avoir un rôle dans la conduite du programme et dans la dernière édition les ballets ont disparu. Les danses étaient composées par le chorégraphe américain Brian Bullard. L’idée développée par les auteurs du programme, dans la deuxième série (1999-2000) était de montrer ces jeunes femmes comme les « fiancées idéales » qui devaient conquérir à la fois le public masculin avec leur corporéité et le public féminin avec leur sympathie et leur simplicité. Leur succès dépassa les attentes des auteurs et la popularité de ces letterinefut bien plus grande que celle du programme. Par exemple, une letterinade la troisième série (2000-2001) est depuis quelques années la fiancée de Pier Silvio Berlusconi, fils du Premier Ministre et président du groupe Mediaset. Le terme de « letterina », comme celui de « velina », se diffuse très rapidement dans le langage populaire pour indiquer une « jeune femme très belle appartenant au monde de la télévision ». Cette idée d’ « appartenance » est plus matérielle que métaphorique, dans le sens où la jeune femme est liée à l’entreprise par un pacte de fidélité : elle doit à l’entreprise son existence en tant qu’image et corps. A partir de l’année 2000, le succès des figures de la letterina(qui signifie « petite lettre ») et de velinas’étend à une multitude d’autres programmes télévisés. Par exemple, les « schedine » sont les « fiches » du programme Quelli che il calcio…conduit par Simona Ventura ; les « letterate » sont des jeunes femmes hautement scolarisées qui aspirent à devenir des showgirls, etc. Beaucoup de sociologues se sont occupés du phénomène social en notant l’impact de ces modèles sur les générations d’adolescentes entre 14 et 19 ans, en montrant la diffusion de ce modèle existentiel2 [2]. On peut faire remonter à l’année 1987 la première consécration de ce modèle féminin à l’intérieur du dispositif télévisuel du « programme de divertissement populaire » avec la satire des « ragazze coccodè », les « jeunes filles qui gloussent ». L’attribution d’une vocalité animale est une constante dans ce genre de représentations. Le terme de « velina » était déjà populaire avant 1999 grâce à l’émission d’information satyrique « striscia la notizia » (toujours de propriété Mediaset). Ainsi récite l’entrée « velina » dans le fameux Dictionnaire de la Crusca3 [3] :
Antonio Ricci, s’occupa d’animer et à d’adoucir le journal, en l’équipant4 [4]entre autres de jeunes et pimpantes assistantes5 [5], auxquelles il assigna la tâche de faire parvenir sur scène aux présentateurs des messages provenant de l’autorité écrits sur une feuille, qui, en langage journalistique s’appelait velina. Ainsi, velina, au lieu de se référer au texte, vint désigner, par un artifice métonymique, les jeunes femmes qui l’apportaient […]. En France l’entrée vélinse réfère à la feuille blanche, lisse, fine et résistante, extraite de la peau du petit veau de lait ou mort-né et donc adaptée pour l’écriture à la main et à l’imprimerie, était déjà d’usage commun en 1415 […]. La forme substantivée de velinaapparaît comme dominante et caractéristique au XX siècle […]. Les archives montrent que cette acception remonte à la période fasciste, peut-être à l’année 1932. En janvier de cette année-là, en effet, le Bureau de presse de Mussolini commença à interférer dans la préparation à la fois des journaux du parti que des « indépendants », en communiquant aux rédactions de l’Italie entière avec une régularité quotidienne une ou plusieurs directives, qui étaient transmises pendant la journée par téléphone et tout de suite transcrites sous forme de courts textes (dits de manière officielle, en terminologie bureaucratique, notes de service). Dans le but de faciliter la diffusion correcte de ces messages, aussi bien les bureaux gouvernementaux (et en particulier à partir de 1937, le Ministère de la Culture Populaire), que chaque rédaction s’occupait de les dactylographier en plusieurs copies, en utilisant du papier vélin et en lees distribuant, comme des mémorandums pour leurs rédacteurs. D’où la dénomination velina, que les journalistes utilisaient seulement oralement, de façon probablement non maligne, comme semble le révéler sa mention « neutre » de la part d’un haut bureaucrate du régime fasciste […]
Les images produisent les corps.
A partir des années 1970, les corps en Italie commencent à ressembler de plus en plus aux images télévisuelles. C’est une décennie au cours de laquelle, malgré la première austérité liée à la crise du pétrole due à la guerre du Kippour fin 1973, tout le monde achète des télévisions couleur. Pier Paolo Pasolini observe alors que les modes de parler des jeunes se transforment. La langue italienne se transforme, ainsi que les modes physiques d’expression. Pasolini meurt en 1974, deux ans avant la première émission couleurs en Italie et deux ans avant (1976) l’année au cours de laquelle apparaît le mot de biopolitique, avec Michel Foucault. La biopolitique est le mode de gouvernement des individus qui agit par le biais de disciplines appliquées aux corps singuliers, qui s’impose à la modernité. Un mode de gouvernement biopolitique moule les individus à travers des disciplines qui en normalisent et encadrent les comportements sociaux jusqu’à en déterminer des actions morales ou immorales, conformes ou non-conformes à l’éthique dominante. La société disciplinaire est cette société entièrement construite dans et par les institutions disciplinaires lesquelles (comme les collèges, les prisons, les hôpitaux psychiatriques), de l’extérieur, forment les comportements des sujets. Dans les années 1960-1970 se détermine un changement des modes par lesquels s’exerce le pouvoir dans la pratique du gouvernement. On passe de la société disciplinaire à la société de contrôle, c’est-à-dire une société dans laquelle les individus ne seront plus « enserrés » de l’extérieur de leur corps par des instituts disciplinaires et des disciplines du savoir, mais bien contrôlés à partir de leur intérieur : l’intériorisation des normes produit une nouvelle exploitation, une « exploitation de l’homme par l’homme » qui agit à travers le langage et non plus seulement par les institutions disciplinaires. Le sujet-même se « subjectivise » en tant qu’être social à partir d’un travail de production de soi incessant et des modes de subjectivation spécifiques. C’est une sorte de pouvoir insidieux qui agit par le biais d’énoncés linguistiques performatifs, c’est-à-dire à travers des pratiques de pouvoir instituantes qui passent à travers le pouvoir des discours et des mots. Ces énoncés sont performatifs car leur usage produit des effets d’ordre et de réponse immédiats, et de l’intérieur des corps, tels des fonctions des corps. Des dispositifs disciplinaires comme les collèges, les prisons, on passe à l’usage massif de techniques et de technologies de contrôle linguistique de la population. Cela ne veut pas dire que les dispositifs d’« enserrement » cessent d’exister, mais que d’autres techniques et d’autres technologies de pouvoir, beaucoup plus efficaces, serviront à gouverner les populations. Foucault a mis en évidence l’importance du bio-savoir – le savoir sur le corps - dans l’univers épistémique de la postmodernité. L’aspect paradoxal de ce glissement des disciplines aux stratégies linguistiques de pouvoir réside dans l’énorme poids dont vient se doter le corps comme objet de discours, en même temps qu’il perd, dans la trajectoire de son exploration et construction linguistique, sa matérialité. Cette postmodernité qui était un moment résolument anticartésien, dans son refus d’accepter le dualisme corps-esprit que Descartes symbolisait, venait réimplanter cette dichotomie interne au cœur de ses champs de savoir et de pouvoir, par un autre biais. Si les pratiques de subjectivation corporelles s’articulent sur l’impératif de se doter, par exemple, d’un corps beau, sain, normal, performant, ceci fait face, de manière paradoxale, à la dématérialisation substantielle du corps.
Les images produisent les corps, selon notre hypothèse, en même temps qu’elles sont produites par les corps mêmes. En effet, tout comme l’acte de prononciation d’un certain discours réalise le contenu du discours-même, ainsi la production vivante, physique, affective, biopolitique de l’image réalise le contenu de l’image même, déterminant la disparition de la différence entre signifiant et signifié visuel, et la distinction entre le réel et la représentation. La disparition de ces distinctions signifie que les langages et les images produisent immédiatement les effets qu’ils énoncent : ils sont performatifs et parfois impératifs. Il y a un état de flagrance du langage, en ce sens, qu’en lui se dissout tout le domaine de la vie, sans la médiation de la représentation.
La télévision est-elle un dispositif de production de la normalité ? Son pouvoir et s’exerce-t-il par une fonction de contrôle de la morphologie physique ? A partir des années 1970, comment s’exerce le pouvoir de construction sociale à travers le contrôle morphologique des corps, en Italie ? Quel rôle esthétique et politique la télévision exerce-t-elle sur le corps, dans l’Etat-nation contemporain ? Les technologies de pouvoir visuelles sont directement appliquées aux corps : elles leur sont de plus en plus annexées. La « cyborgification » des corps, en ce sens, n’indique pas uniquement le fait que le corps « naturel » assume de plus en plus des connotations artificielles (prothèses mécaniques, implants, greffes, etc.), mais qu’il y a une augmentation des facultés du corps-machine. La machine de travail a été intégrée aux corps pendant l’époque industrielle du capitalisme et, désormais, elle devient machine cognitive, machine biologique, intellectuelle, affective et émotionnelle au service de la rentabilité. Le passage du corps-machine au corps-cognitif correspond au passage entre la discipline du travail et de la vie (qui vient de l’extérieur, du patron, de l’institution) et le contrôle du travail et de la vie. Ainsi, la « prosthétisation » des corps qui est l’une des caractéristiques des corps contemporains indique que le pouvoir est intégré au fonctionnement du corps comme la prothèse industrielle l’était au corps « naturel » moderne.
A la façon de prothèses, les images vont fonctionner comme des applications ou des fonctions des corps, grâce à la fluidité par laquelle les images peuvent être produites, diffusées, échangées. La prosthétisation contemporaine des corps agit à travers les images comme des vecteurs plastiques de transformation. Les institutions politiques ne peuvent pas exercer un contrôle total sur la production, la circulation et consommation des images car ce sont des usages qui constituent de nouvelles médiations de la vie, par la réinvention de la vie, sans la médiation de la représentation.
Les images transforment les corps.
Des années 1970 à aujourd’hui, les corps des femmes en Italie ont changé au fur et à mesure de leur exploitation télévisuelle. Nous prenons en considération la transformation des corps des femmes en Italie pour ouvrir à l’analyse de la transformation anthropologique plus générale des corps contemporains, qui redouble la transformation enregistrée par Pasolini, et l’augmente. Les corps des femmes sont ceux qui, le plus, ont été traversés par des transformations morphologiques, en concomitance avec ce « devenir-femme » de la vie que Gilles Deleuze, dans les années 1980, enregistrait. Le devenir-femme de la vie, dans le sens qui a été récemment développé par Cristina Morini6 [6], signifie que le travail en général assume de plus en plus les caractéristiques historiques du travail féminin : mise au travail des affects, des émotions et des capacités cognitives, mobilisation des savoirs et des capacités relationnelles et communicatives, flexibilisation des horaires de travail, prise de responsabilité autonome, travail domestique, précarité, confusion entre domaine de la production et celle de la reproduction, etc. Bref, la vie entière est mise au service du profit et donc du type de commandement capitaliste qui s’impose dans les années 1980 et qui est appelé capitalisme cognitif ou post-fordisme7 [7]. Ces caractéristiques du travail envahissent la vie de part en part et deviennent une tendance générale de la société, dans leur capacité à transformer les formes de vie.
Le devenir-femme de tous les sujets dans la postmodernité nous semble un bon point de départ pour cette recherche, à partir du moment où l’on cherche à déterminer le mouvement de la transformation contemporaine des corps, non seulement des femmes, mais surtout de tous les sujets minoritaires, exclus et aux plus bas niveaux de la hiérarchie mondiale des privilèges. Devenir-femme n’est pas une condition naturelle, et pas uniquement biologique. C’est un devenir de la société entière, un processus de transformation de tous les individus sur la vieille ligne de l’exploitation de genre et de sexe (femmes, gays, anormaux) qui croise la ligne de l’exploitation raciale et de classe. Le devenir-femme indique donc un processus de transformation collective, et l’on peut analyser le processus de féminisation du travail et de la vie en partant par l’analyse de la féminisation des corps. Comment une représentation collective de la femme soumise se croise avec la représentation de la soumission du ou de la colonisé.e et du ou de la prolétaire ? En un deuxième moment, cette représentation devient emblématique à partir du moment où elle traverse tous les genres, toutes les races, toutes les classes, en les fusionnant dans l’indistinction et dans l’exploitation généralisées sous les caractères emblématiques de l’esclave noire.
Toutes les figures de l’exploitation contemporaine sont construites sur la base d’une exploitation plus antique et enracinée dans l’histoire des dominations, qu’est la condition historique de domination « naturelle », « essentielle » et « originaire » des femmes. Devenir-femme donc, plus qu’ « être femme », car ce devenir des femmes, toujours plus exploitées dans leurs facultés les plus intimes et reproductrices (de l’activité de reproduction biologique à l’activité de reproduction cognitive), se croise avec le processus de légitimation politique de cette exploitation massive, etd’extension de cette domination à toutes les classes sociales, à tous les sexes, à toutes les formes de vie. Voici la tendance « naturelle », essentielle et progressiste des processus d’exploitation capitaliste et de reproduction de la vie exploitée. Et c’est pour cette raison qu’il est nécessaire de retracer la manière dont les formes historiques de l’exploitation classique (dont celle des femmes) s’étendent à des corps nouveaux à ce type d’exploitation, ainsi que sous des formes nouvelles. Mon hypothèse est celle que les images aient déterminé des transformations morphologiques au service de la rationalité néo-libérale, servant le projet capitaliste d’augmentation exponentielle de son empire sur les facultés du vivant. Comment la forme des corps peut indiquer une exploitation générale et, en même temps, toujours spécifique ? Comment lire, en ce sens, les transformations extraordinaires des corps qui sont en train de se produire ?
Les images génèrent les corps.
Tout au long de ma recherche, je cherche une méthode pour analyser comment se transforme un corps, quand ce corps, producteur de valeur, est capturé par les images, qui fonctionnent comme des vecteurs de la captation capitaliste. Mon travail essaye d’ouvrir et de développer des pistes pour analyser la transformation morphologique des corps des femmes en Italie de 1973 à 2010 – 1973 étant la date à laquelle on situe le début della révolution technologique. En travaillant sur l’archive télévisuelle de la RAI - la télévision publique italienne – j’ai essayé de montrer que le montage des images, technique qui naît avec l’époque industrielle, rentre dans les mécanismes des imaginaires en en transformant la structure, dans une durée. Pourtant, avec l’introduction de l’image digitale, à cette structuration de l’imaginaire se croise un processus de transformation de la substance-même de l’image construite. C’est un moment successif qui vient s’introduire dans le projet d’auto-génération du capital, qui ne pouvait se déterminer que dans une société dans laquelle l’impératif dominant véhiculé à travers les images est intériorisé au point où il produit, de l’intérieur et de la substance-même de l’individu, une nouvelle subjectivité et de nouvelles matérialités de la vie. L’aspect génétique et générationnel de ce nouveau type de production capitaliste noue les pixels avec la médecine, c’est-à-dire une synthèse productive microscopique et la reproduction biologique. Voici pourquoi la nouvelle image qui naît avec les années 1980 est avant tout une image génétique : une bio-image.
Comment décrire le processus de passage de la discipline du montage qui forme les imaginaires à la bio-image qui constitue les nouveaux corps au travail ? Ce processus se donne au fur et à mesure que le travail s’autonomise avec sa féminisation et qu’il s’intériorise, en devenant de plus en plus incarné. La production de la valeur est toujours plus biopolitique et bioéconomique, en investissant (en monétisant) tous les champs de la vie. Voici pourquoi, pour analyser ce passage d’un mode de production des images à un autre avec leurs effets de construction sociale, il est nécessaire de faire une chronique morphogénétique de l’image et des corps, pris dans le moment de leur production-reproduction, ce qui équivaut à faire la critique de l’anthropogenèse du capital8 [8].
En effet, la contradiction du capitalisme avancé dans laquelle nous nous trouvons divise intérieurement les corps dans le sens où la production et la reproduction de la valeur des images a lieu dans des corps construits par les images. Dans ce paradoxe est enfouie la dynamique définissant l’auto-reproduction capitaliste, par sa morphogenèse. Mon intention est celle de développer cette contradiction et en ouvrir le fonctionnement, de la même façon, si possible, par laquelle on ouvrirait un corps-sans-organes prosthétique ou un cyborg fait de chair, de métal et d’affects, pour voir comment les « corps sans organes » contemporains sont des figures qui hybrident la chair et l’image donnant lieu à la matérialité et à l’abstraction de l’« image-corps » : un événement esthétique. Pour aboutir à la construction d’une méthode adaptée à ce défi, le cas de l’Italie me sert comme paradigme d’un système de construction morphologique visuelle globale, soit la construction du corps social aux fins de la domination capitalistique, à travers son auto-reproduction visuelle.
Au cours de cette période qui va de 1973 à 2010, il y a discontinuité, car il y a coprésence de toute une série de choses qui, vues à partir de notre position semblent incompatibles. Ce sont en réalité de fausses contradictions. D’un côté, elles ont été résolues historiquement à travers le récit d’une histoire univoque qui a été écrite par une seule des parties en présence d’un rapport de forces actif en un moment donné, qui se présente vainqueur et qui tait le reste, c’est-à-dire une multiplicité de positions. Cette partie a exercé historiquement son hégémonie au-dessus d’autres puissances et les a incorporéesà travers son pouvoir d’écriture de l’histoire. Cette partie s’est arrogé la légitimité d’écrire l’histoire à la placedes autres en coupant avec ce qui composait le champ de forces actif à un moment donné, au lieu de prendre avec l’intégralité de ces forces en tension.
De l’autre côté, nous devons faire l’effort de chercher, dans notre historicité, tous les éléments qui permettent de repenser cette période de façon nouvelle, en en restituant toute la multiplicité. Il faut rendre compte de la complexité d’un événement de transformation anthropologique, dans le sens où il faut en suivre le processus de constitution. Restituer un espace-temps fait de choses hétérogènes et mobiles, qui oscillent entre apparition et disparition à l’intérieur du tissu de rapports de force et de tensions qui, entre la fin des années 1970 – les « Années de Plomb » - et le début des années 1990 – début de la IIème République en Italie - s’arrachent la légitimité d’occuper et d’agir politiquement un espace social déterminé.
Si les médias sont des dispositifs de transformation de la substance et de la forme des corps, il semble nécessaire de construire un travail au sujet de cette servitude volontaire qui s’impose après l’intériorisation de l’enserrement disciplinaire, intériorisation des stéréotypes de genre, de race et de classe qu’à partir de 1973 les images télévisuelles réalisent pleinement. Technologies de pouvoir et de contrôle sur la vie, comme l’analysait Pasolini, qui non seulement transforment l’imaginaire subjectif et collectif, mais transforment la substance-même de la langue et des corps.
Mon objectif n’est donc pas celui de montrer que les corps des femmes ont toujours été exploités – il existe une vaste littérature à ce sujet –, mais bien de montrer comment le bio-capitalisme financier, et les modes de gouvernement politiques qu’il incorpore, développent cette exploitation de manière spécifique à travers les images. De la normativité des représentations néo-colonialistes engendrant la conformation ou la non conformité des corps à un corps idéal représentant les valeurs de la nation, à la transformation des corps en un sens anthropogénétique, il y a le passage ouvert par les analyses de Michel Foucault au sujet de la société disciplinaire moderne, entre cette même société et la société de contrôle. Ce passage s’effectue par une série de tournants épistémologiques qui, dans cette même période, affectent les sciences de l’image (l’histoire de l’art en particulier) et les autres disciplines des sciences humaines et sociales en mettant l’accent sur le pouvoir des mots et sur la performativité des discours : c’est le tournant linguistique des disciplines « humanistes » et de l’économie politique en même temps. Le linguistic turn, impulsé par l’université anglo-saxonne et par les analyses de la communication linguistique –, en premier lieu à la suite des travaux de Marshall McLuhan –, va repenser le fonctionnement du capitalisme en un sens linguistique et communicationnel. Ma contribution à ce processus d’analyse du mode de fonctionnement du capitalisme communicationnel – qu’on appelle capitalisme « cognitif » ou postfordisme – est celui d’élargir l’acquis des « mots qui font des choses », que les travaux de l’académie anglo-saxonne (à partir de la French Theory) développent à la suite de Michel Foucault, Michel de Certeau, Jacques Derrida et Gilles Deleuze. L’écart entre la théorie française et la French Theoryest un écart productif et se croise aujourd’hui à l’émergence de celle que Roberto Esposito nomme « Italian Theory » dans son dernier livre9 [9]. Un faisceau de pensée qui rentre entièrement dans ces écarts productifs entre l’origine et les manières à travers lesquelles cette origine se montre - suivant les lieux, les temps, les modalités et les conditions matérielles de sa production – toujours au cœur des rapports de force matériels du réel. A travers le terme d’origine, j’entends ce que Walter Benjamin a défini ainsi : « L’origine, bien qu’étant une catégorie tout à fait historique, n’a pourtant rien à voir avec la genèse des choses. L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin10 [10]. »
Pourtant, non seulement les mots font des choses – la puissance du dispositif discursif théologico-politique a été ouverte par Giorgio Agamben –, mais bien aussi les images font des choses : en dernière analyse, les images transforment les corps. Les rapports de sens qui émergent des images ainsi que les tensions dont elles sont constituées produisent des effets de corporéité. En outre, pour chaque régime discursif il y a un régime de corporéité.
Voici-là un élargissement des théories de la performativité des langages dans le cadre politique des analyses du capitalisme informationnel dans nos sociétés de contrôle, qui permet de plonger à l’intérieur des déterminations les plus matérielles de la production contemporaine des images et des corps. La tentative de prendre ensemble images et corps amène à la création du nouveau concept d’image-corpsqui permet de décrire un plan de réalité matériel tout en se servant des outils analytiques des théories de l’image.
Je cherche, par là, à montrer la production contemporaine simultanée d’images et de corps – en chair et en os – en génération. Cette idée de génération est à comprendre à la croisée du devenir, de l’origine et du processus. Ceci entre le « jamais vu », qui implique un processus de visibilisation progressive (corollaire de « l’inouï »), le nouveau-né, qui implique un processus de génération, le singulier, par opposition à l’ « individuel », le devenir, « ce qui est en train de naître dans le devenir, et le déclin », le processus de production et celui de reproduction.
Le danger, tout comme ce qui concerne le tournant linguistique des sciences humaines et sociales, est que ce même tournant soit capturé en ce moment-même par des actes d’expropriation de ces savoirs et d’incorporation aux fins et aux objectifs de l’exploitation capitaliste, qui ainsi se spécialise. Il est donc très important de produire des savoirs autocritiques de sa propre position et de sa propre implication dans ces mécanismes de pouvoir pour éviter d’en être complice. Voici pourquoi il est nécessaire, pour aborder cette enquête morphogénétique, de prendre ensemble les deux têtes spéculaires de ce système d’exploitation.
Si les corps des femmes sont exploités, la féminisation du travail - qui a été analysée par Cristina Morini - signifie que tous les genres, les classes et les races de nos sociétés postindustrielles sont impliqués charnellementdans ce processus d’exploitation qui métisse toutes leurs différences, dont le « multiculturalisme », les politiques d’« égalité des droits hommes-femmes » et la « démocratisation des savoirs » sont des exemples. Ces métissages de différences en créent de nouvelles et de plus injustes, dans lesquelles les femmes vont constituer l’échelon le plus bas de la hiérarchie de l’exploitation11 [11]. Comprendre ensemble ces différences permet de dé-naturaliser l’exploitation en en explorant les modes, ainsi que de décrire le caractère universalisant et extensif du pouvoir des images. Voici pourquoi, la naissance post-moderne de la bio-image s’insert dans un processus plus long d’exploitation biopolitique, à l’intérieur du processus de constitution d’une image qui viendra se substituer progressivement au corps charnel et ira le réinventer.
1 [12]Cf. MORVILLO, Candida, La repubblica delle veline, Milan, Rizzoli, 2003.
2 [13]Cf. MORVILLO, Candida, La repubblica delle veline, Milan, Rizzoli, 2003 et le film Ricordati di medi Gabriele Muccino, 2003.
3 [14]http://www.accademiadellacrusca.it/l_accademia.shtml. Site consulté le 5/01/2011. Je traduis.
4 [15]Le mot utilisé par les doctes de la Crusca est « corredare » qui signifie équiper de (avec une acception décorative).
5 [16]Le terme usuel pour indiquer la jeune et avenante assistante du présentateur télévisuel masculin est « valletta ».
6 [17]Cf. MORINI, Cristina, Per amore o per forza, femminilizzazione del lavoro e biopolitiche del corpo, préface de Judith Revel, Milano, Ombre Corte, 2010.
7 [18]Cf. COCCO, Giuseppe, VERCELLONE, Carlo, « Les paradigmes sociaux du post-fordisme », Futur Antérieur 4 : hiver 1990, p. 71-94.
8 [19]Cf. MARAZZI, Christian, La place des chaussettes, Le tournant linguistique de l’économie et ses conséquences politiques, Paris, Editions de l’Eclat, 1997.
9 [20]ESPOSITO, Roberto, Pensiero vivente, Origine e attualità della filosofia italiana, Turin, Einaudi, 2010.
10 [21]WALTER, Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 1985, p. 43.
11 [22]Cfr. MORINI, Cristina, Per amore o per forza Femminilizzazione del lavoro e biopolitiche del corpo, Rome, Ombre Corte, 2010.
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[7] http://th-rough.eu/writers/martinez-tagliavia-fra/naissance-de-la-bio-image-italie-1973-2010#sdfootnote7sym
[8] http://th-rough.eu/writers/martinez-tagliavia-fra/naissance-de-la-bio-image-italie-1973-2010#sdfootnote8sym
[9] http://th-rough.eu/writers/martinez-tagliavia-fra/naissance-de-la-bio-image-italie-1973-2010#sdfootnote9sym
[10] http://th-rough.eu/writers/martinez-tagliavia-fra/naissance-de-la-bio-image-italie-1973-2010#sdfootnote10sym
[11] http://th-rough.eu/writers/martinez-tagliavia-fra/naissance-de-la-bio-image-italie-1973-2010#sdfootnote11sym
[12] http://th-rough.eu/writers/martinez-tagliavia-fra/naissance-de-la-bio-image-italie-1973-2010#sdfootnote1anc
[13] http://th-rough.eu/writers/martinez-tagliavia-fra/naissance-de-la-bio-image-italie-1973-2010#sdfootnote2anc
[14] http://th-rough.eu/writers/martinez-tagliavia-fra/naissance-de-la-bio-image-italie-1973-2010#sdfootnote3anc
[15] http://th-rough.eu/writers/martinez-tagliavia-fra/naissance-de-la-bio-image-italie-1973-2010#sdfootnote4anc
[16] http://th-rough.eu/writers/martinez-tagliavia-fra/naissance-de-la-bio-image-italie-1973-2010#sdfootnote5anc
[17] http://th-rough.eu/writers/martinez-tagliavia-fra/naissance-de-la-bio-image-italie-1973-2010#sdfootnote6anc
[18] http://th-rough.eu/writers/martinez-tagliavia-fra/naissance-de-la-bio-image-italie-1973-2010#sdfootnote7anc
[19] http://th-rough.eu/writers/martinez-tagliavia-fra/naissance-de-la-bio-image-italie-1973-2010#sdfootnote8anc
[20] http://th-rough.eu/writers/martinez-tagliavia-fra/naissance-de-la-bio-image-italie-1973-2010#sdfootnote9anc
[21] http://th-rough.eu/writers/martinez-tagliavia-fra/naissance-de-la-bio-image-italie-1973-2010#sdfootnote10anc
[22] http://th-rough.eu/writers/martinez-tagliavia-fra/naissance-de-la-bio-image-italie-1973-2010#sdfootnote11anc